1984, initials B.B.
En ce moment, le Web s'agite beaucoup autour d'Edvige. Le sujet m'intéresse, et j'ai ainsi profité de mon dernier jour de vacances pour regarder sur Planète en début d'après-midi Tous fichés !, un documentaire assez édifiant. Après les attentats du 11 septembre 2001 et la promulgation du Patriot Act (voir sur ce point la synthèse de e-juristes et le Powerpoint de Nancy Kranich sur le site de l'ABF), la question des libertés individuelles et du droit à la vie privée s'est posée avec une acuité sans précédent aux Etats-Unis, d'où ce documentaire réalisé en 2005 par Peter Jennings pour la chaîne ABC.
J'ai bondi à maintes reprises dans mon canapé non seulement en découvrant que le Patriot Act n'était que la face visible de l'iceberg (et là du coup, je flippe : Edvige n'est-il lui aussi qu'un hochet destiné à occuper les défenseurs des libertés individuelles pendant qu'on nous prépare bien pire. ?), mais aussi en réalisant que le flicage ambiant ne dérange pas la majorité des Américains et que même au contraire, ils en redemandent ! Et les mauvais Américains qui sont contre, ce sont des "activistes soutenant les libertés civiles"... Qu'ils soient citoyens lambda (tendance "3615 Mon Corbeau" pour certains quand même...) ou dirigeants de sociétés privés collectant des données, la grande majorité des intervenants de ce documentaire trouvent parfaitement normal de renoncer à leur liberté au nom d'une sécurité sans faille - et donc nécessairement fantasmée. Certains expriment de vieux relents de "c'était mieux avant", et se plaignent que c'est terrible ma bonne dame mais de nos jours on ne connaît plus nos voisins et qu'on peut très bien "habiter à côté d'un assassin sans le savoir" (sic). Sans blague ! C'est vrai que ça, avant (quand ?), on le savait. C'est bien connu qu'autrefois, quand un assassin déménageait, il faisait le tour de son nouveau quartier pour prévenir tout le monde de ses activités et s'excuser par avance de la gêne occasionnée ! Là on touche le fond, et l'informaticien du célèbre casino Bellagio de Las Vegas nous enfonce un peu plus les pieds dans la vase en déclarant avec un air dégagé que c'est pour notre bien qu'on nous prive de quelques libertés : "Un petit nombre de personnes essaie de nous nuire. Mais comment les repérer sans empiéter sur les droits des autres ?"
Je ne sais pas ce qu'il en est en France (et je crois bien que je ne préfère pas le savoir !), mais le système de collecte des données personnelles aux Etats-Unis est assez stupéfiant. En fait, toute information donnée par un citoyen à une société privée lors d'une transaction, quelle soit marchande ou non, n'est plus considérée comme appartenant à sa vie privée car on estime qu'il a fait le choix de la donner (là, on bénit la loi de janvier 1978 et le droit de rectification des données personnelles...). C'est déjà assez angoissant de savoir que les moindre faits et gestes de quiconque s'aventurant en territoire américain sont méthodiquement stockés et recoupés dans de gigantesques bases de données, mais il y a de quoi tomber dans la paranoïa aigüe lorsqu'on apprend que tout cela est géré par des sociétés privées qui vendent très cher ces informations, tant à des sociétés commerciales qu'aux services fédéraux de renseignement... Le président de la société Choice Point reconnaît d'ailleurs sans aucune gêne que son fond de commerce, c'est la vente de données aux services de renseignement pour les aider à "repérer les individus potentiellement dangereux" (et revoilà Edvige...). Le hic, c'est que même le gouvernement admet qu'une bonne partie des informations collectées est erronée et que par conséquent les dossiers individuels des citoyens ainsi fichés sont peu fiables... Robert O'Harrow, l'auteur de l'ouvrage, malheureusement pas encore traduit en français, No place to hide (voir son site), relève par ailleurs que le problème du gouvernement américain n'est pas le manque d'information mais son incapacité à gérer les informations qu'il possède (c'est bien la peine d'avoir une première dame bibliothécaire...).
Bref, en regardant tout ça, j'ai pensé très fort à Orwell, à Google, à Minority Report, à Edvige, à La Vie des autres (oh ! un soupçon d'humanité !). J'ai aussi pensé que dans une certaine mesure, nous étions tous les victimes plus ou moins consentantes du fichage à grande échelle qui est à l'oeuvre aujourd'hui. Car nous laissons bien plus de traces numériques que nécessaire sur tous les réseaux que nous fréquentons. Si avoir une carte d'identité et un compte en banque est une obligation, nous ne sommes en revanche pas tenus d'acheter en ligne (ni même d'utiliser Internet ou une carte bancaire !), de nous inscrire sur Facebook ou tout autre plateforme sociale, de bloguer, d'utiliser un téléphone cellulaire ou un GPS, de faire valider notre carte Carrefour ou Auchan à chaque passage en caisse, de choisir des élus qui mettent en place la vidéosurveillance, etc. Reste la question du recoupement et du contrôle de ces données. Et là, tout nous échappe...
Si le sujet vous intéresse, la petite webographie qui va bien :
Orwell Diaries : depuis le 8 août, mise en ligne quotidienne des carnets de George Orwell écrits à partir de 1938.
Tous fichés : un docu (mais pas le même que celui de Planète) diffusé par Arte l'été dernier. Le lien pointe vers la vidéo de la première partie sur Dailymotion et les quatre parties suivantes sont mises en lien dans les commentaire. Je doute que la mise en ligne soit très légale ; j'irai donc en taule pour délit de contrefaçon !
"Le pillage de l'identité numérique n'est pas une fatalité", par Stéphan Julienne sur le blog Futur Immédiat.
"Géo-esclavage", par Philippe Quéau, sur le blog Metaxu. Lire notamment le troisième commentaire.
"Google : « une vie vraiment privée est impossible »", par Sébastien Delahaye, sur Ecrans. A propos des photos prises pour Google Street View.
"Bureau d'enregistrement des anomalies numériques publiques", par Olivier Ertzscheid, sur le blog Affordance. Pour avoir froid dans le dos...
"Fichier Edvige : un pas de plus vers la soft-dictature", par Frédéric Rolin sur son blog. L'argumentaire très détaillé d'un professeur de droit administratif.